Madama Butterfly” by Giacomo Puccini libretto (French)

Personnages

Cio-Cio-San dite « Madame Butterfly » (soprano)
Suzuki, sa servante (mezzo-soprano)
Benjamin Franklin Pinkerton, lieutenant de marine américain (ténor)
Sharpless, consul américain à Nagasaki (baryton)
Kate Pinkerton, femme de Pinkerton (mezzo-soprano)
Goro, « nakodo » (entremetteur) (ténor)
Il principe Yamadori (« le prince Yamadori »), prétendant (ténor)
Il Bonzo (« le bonze »), oncle de Cio-Cio-San (basse)
Il commissario imperiale (« le commissaire impérial ») (basse)
L'ufficiale del registro (« l'officier d’état-civil ») (basse)
Lo zio Yakusidè (« l'oncle Yakusidè »), oncle de Cio-Cio-San
La madre di Cio-Cio-San (« la mère de Cio-Cio-San ») (mezzo-soprano)
La zia di Cio-Cio-San (« la tante de Cio-Cio-San ») (soprano)
La cugina di Cio-Cio-San (« la cousine de Cio-Cio-San ») (soprano)
« Dolore » (« Douleur »), fils de Pinkerton et de Butterfly (rôle muet)
Parents et amis de Cio-Cio-San, marins (chœur)

PREMIER ACTE

Colline près de Nagasaki
(Maison Japonaise, terrasse et jardin. Au fond, dans le
bas, la rade, le port, la cité de Nagasaki. Goro fait
visiter la maison à Pinkerton qui passe de surprise en surprise.)


PINKERTON
Elle est mansardée... et ces parois...

GORO
Ces parois vont et viennent selon votre caprice
Et rendent alternativement
De grands services
Aux personnes qui désirent habiter la maison.

PINKERTON
La chambre nuptiale
Où est-elle ?

GORO
Ici, là ! selon...

PINKERTON
A double fin !
Et le salon ?

GORO (montrant la terrasse)
Voici.

PINKERTON
En plein air ?

GORO
Un côté glisse...

PINKERTON
Je comprends !
Et l'autre...

GORO
... Glisse également.

PINKERTON
Et cette frivole demeure...

GORO
Solide comme une tour
Du parquet jusqu'au toit.

PINKERTON
... Est une maison à soufflets.

GORO
(bat trois fois les mains. Deux hommes et une femme
entrent et s'agenouillent devant Pinkerton.)

Celle-ci est la femme de chambre,
Servante dévouée,
De votre fiancée.
Le cuisinier et le valet. Ils sont confus
Du grand honneur.

PINKERTON
Leurs noms ?

GORO
« Miss Nuage léger. »
« Rayon de soleil naissant.»
« Doux parfum.»

SUZUKI
Souriez, Votre Honneur ?
Le rire est fruit et fleur,
Dit le sage Ocunama :
« Le sourire défait la trame
de la douleur.
Le rire ouvre à la perle, la coquille,
Ouvre à l'homme la porte
Du Paradis.
Parfum des dieux...
Source de la vie... »
Dit le sage Ocunama :
« Le sourire défait la trame de la douleur. »
(Goro s'apercevant que Pinkerton commence à
s'ennuyer, frappe les mains. Les trois serviteurs partent
rapidement et rentrent à la maison.)

PINKERTON
Quel bavardage inutile !
Toutes les femmes sont bien semblables.
Que cherches-tu ?

GORO
Si la fiancée arrive.

PINKERTON
Tout est-il prêt ?

GORO
Parfaitement.

PINKERTON
Courtier exemplaire.

GORO
Ici viendront :
l'Officier de l'État Civil,
Les parents, votre Consul
Et la fiancée.
Ici on signe l'acte
Et le mariage est accompli.

PINKERTON
Sont-ils nombreux les parents ?

GORO
La grand-mère, la belle-mère,
l'oncle Bonze
(Qui ne vous fera pas l'honneur de présence)
Et des cousins et des cousines
Disons... une ou deux douzaines
Entre les ascendants et les collatéraux ;
Quant aux descendants...
Votre Grâce et la belle Butterfly
Y répondront.

PINKERTON
Courtier exemplaire.

LA VOIX DE SHARPLESS
Et on sue et on grimpe!
Et on souffle et on trébuche !

GORO
Le Consul monte.

SHARPLESS (paraissant suffoqué)
Ah ! Ces sentiers hérissés de cailloux
M'ont déprimé.

PINKERTON
Soyez le bienvenu.

GORO
Bienvenu !

SHARPLESS
Ouff !

PINKERTON
Vite, Goro,
Quelque boisson.

SHARPLESS
C'est haut.

PINKERTON
Mais beau.

SHARPLESS
Nagasaki, la mer, le port...

PINKERTON
... C'est une maisonnette
Qui marche à la baguette.

SHARPLESS
La vôtre ?

PINKERTON
Je l'achète pour neuf cent
Quatre-vingt-dix-neuf années
Avec faculté, à chaque mois,
De résilier le contrat.
Dans ce pays
Les maisons et les contrats
Sont élastiques.

SHARPLESS
Et toute personne habile... en profite.

PINKERTON
Certes,
(Goro vient rapidement de la maison, suivi des deux
valets. Ils apportent des verres, des assiettes, des
couverts, deux fauteuils en osier: ils déposent la
vaisselle sur une petite table et retournent à la
maison.)

Partout dans le monde,
Le Yankee vagabonde.
Il en profite et trafique
Méprisant les risques.
Plonge l'ancre à l'aventure
Jusqu'à ce qu'une rafale...
(Pinkerton s'interrompt pour offrira boire à Sharpless.)
Punch au lait ou whisky ?...
Navires en détresse,
Mouillés,
Dressant les mâts.
Il ne se contente pas de la vie
S'il n'en fait pas son trésor.
Les étoiles du ciel,
Les fleurs des plages...

SHARPLESS
C'est un évangile facile

PINKERTON
Et l'amour des belles.

SHARPLESS
C'est un évangile facile,
Qui rend la vie errante
Et qui attriste le cœur.

PINKERTON
Vaincu il plonge
Et le destin se ressaisit,
Il réagit comme il peut
Ainsi j'épouse selon
L'usage japonais
Pour neuf cent
Quatre-vingt-dix-neuf années.
Pouvant me libérer
A la fin de chaque mois

SHARPLESS
C'est un évangile facile

PINKERTON
« America for ever ! »

SHARPLESS
« America for ever ! »
Est-elle belle la fiancée ?

GORO (qui a entendu, se montre à la terrasse.)
Un bouquet de fleurs fraîches,
Une étoile aux rayons d'or.

Et pour rien : cent yens seulement.
Si Votre Grâce le désire
J'en ai un assortiment.

PINKERTON
Va, conduis-la, Goro

SHARPLESS
Quelle ardeur vous prend !
Seriez-vous follement
Amoureux ?

PINKERTON
Je ne sais. Cela dépend
Du degré de l'amour !
Amour ou caprice - Femme ou joujou,
Je ne saurais le dire.
Certes, par son art ingénu
Elle m'a attiré.
Par sa stature,
Par son comportement
Elle ressemble à une figurine de paravent.
Mais lorsqu'elle se détache,
Avec un mouvement soudain, de son fond
De laque brillante, comme un petit papillon,
Elle voltige et se pose
Avec une grâce silencieuse et si exquise
Que j'éprouve un furieux désir
De l'attraper
Même si je devais pour ce faire lui
Briser les ailes.

SHARPLESS
Avant-hier elle visita le Consulat.
Je ne l'ai pas vue,

Mais l'ai entendu parler.
De sa voix le mystère
Me toucha l'âme.
Il parle ainsi.
Certes quand l'amour est sincère
Il serait dommage
De déchirer et de désoler
Un cœur crédule
Cette divine et paisible voix
Ne doit fournir aucune
Note de douleur.

PINKERTON
Aimable Consul,
Rassurez-vous. Je sais bien
Qu'à votre âge on se plaint de tout.
Il n'y a pas grand mal
A dresser son aile
Au doux vol de l'amour !
Whisky ?

SHARPLESS
Un autre verre.
Je bois à votre famille lointaine.

PINKERTON
Et au jour auquel j'épouserai
En vraies noces
Une Américaine.

GORO (réapparaît courant)
Voici ils arrivent
Au sommet de la pente.
Déjà le bavardage des femmes comme

Du vent dans le feuillage
On entend le bruit.

LES VOIX DES AMIES
Ah ! Ah !
Immensité des cieux !
Immensité des eaux !

LA VOIX DE BUTTERFLY
Encore un pas sur la route.

LES VOIX DES AMIES
Ne t'attarde donc plus.

LA VOIX DE BUTTERFLY
Attends.

LES VOIX DES AMIES
Regarde cette profusion
De fleurs.

LA VOIX DE BUTTERFLY
Sur mer et sur terre
On respire un gai souffle de printemps.

SHARPLESS
Qu'il est beau le parler de jeunesse.

LA VOIX DE BUTTERFLY
Je suis la fille la plus heureuse
Du Japon et du monde.
Dans les rues, dans les villes,
La cité avec ses mille voix me salue.
Amies, je suis venue,

Appelée par l'amour,
A ce joyeux destin, où l'on accueille
Le bien qui fait vivre et mourir.

LES VOIX DES AMIES
Gloire à toi,
Douce amie,
Mais avant de franchir le seuil qui t'attire
Retourne-toi
Et regarde toutes les choses
Qui te sont chères.
Les fleurs ! Le ciel ! La mer !

BUTTERFLY
Nous voici arrivées.
(Elle voit le groupe des trois hommes, et reconnaît
Pinkerton. Elle ferme aussitôt l'ombrelle et désigne
Pinkerton à ses amies.)

Voilà, B. F. Pinkerton.

LES AMIES
Lui.

BUTTERFLY
Mes compliments.

LES AMIES
Salut.

PINKERTON
Elle est un peu dure
L'escalade ?

BUTTERFLY
A une fiancée impatiente
L'attente est. plus pénible.

PINKERTON
Très rare compliment.

BUTTERFLY
J'en sais encore des plus beaux.

PINKERTON
Des trésors.

BUTTERFLY
Si vous le désirez, à l'instant même...

PINKERTON
Merci, non.

SHARPLESS
Miss Butterfly. Beau nom
Qui vous va à merveille
Êtes-vous de Nagasaki ?

BUTTERFLY
Oui, Seigneur. D'une famille
Très fortunée autrefois.
(aux amies)
Est-ce vrai ?

LES AMIES
C'est vrai !

BUTTERFLY
Personne ne se confesse
D'être né pauvre
Et tout pauvre
Se dit de grande lignée.
Pourtant, sans vantardise,
Je connus la richesse.
Mais l'ouragan renverse
Les chênes les plus robustes
Et nous avons fait la geisha
Pour notre subsistance.
(aux amies)
Est-ce vrai ?

LES AMIES
C'est vrai !

BUTTERFLY
Je ne m'en cache pas
Ni m'en offense.
Vous riez ? Pourquoi ?
Ainsi est fait le monde !

PINKERTON
Lorsque cette poupée parle,
Elle m'enflamme.

SHARPLESS
Avez-vous des sœurs ?

BUTTERFLY
Non, Seigneur, j'ai ma mère.

GORO
Une noble dame.

BUTTERFLY
Mais sans lui faire du tort,
Elle est aussi très pauvre.

SHARPLESS
Et votre père ?

BUTTERFLY (brusquement)
Mort.

SHARPLESS
Quel âge avez-vous ?

BUTTERFLY
Devinez.

SHARPLESS
Dix ans

BUTTERFLY
Montez.

SHARPLESS
Vingt.

BUTTERFLY
Un peu plus bas...
Quinze ans exactement. ;
Je suis vieille déjà.

SHARPLESS
Quinze ans !

PINKERTON
Quinze ans.

SHARPLESS
L'âge des jouets

PINKERTON
Et des dragées.

GORO
Le Commissaire Impérial
Et l'Officier de l'État Civil ;
Les conjoints.

PINKERTON
Faites vite.
(Goro entre dans la maison. Pinkerton parle au Consul.)
Quelle farce que le défilé
De cette nouvelle parenté.

LA COUSINE et LES PARENTS
Il n'est pas beau, vraiment
Il n'est pas beau.

BUTTERFLY
Il est tellement beau
Qu'on ne peut rêver mieux.

LA MÈRE et LES AMIES
On dirait un roi !
Il vaut un trésor !

LA COUSINE (À Butterfly)
Goro me l'a offert à moi aussi,
Mais j'ai dit non !

BUTTERFLY
Mais oui, bien sûr, à toi !

LES PARENTS (à la cousine)
Sa beauté est déjà fanée.
Il divorcera.

LA COUSINE et LES PARENTS
J'espère bien que oui.

L'ONCLE YAKUSIDÉ
Y a-t-il du vin ?
Regardons un peu.
J'en ai déjà vu couleur de thé
Et cramoisi.

GORO
Par pitié, taisez-vous un peu !
Chut ! Chut ! Chut !

SHARPLESS
O ami fortuné !
Pinkerton fortuné
A touché une fleur
Qui va s'éclore.

PINKERTON -
Oui, c'est vrai, elle est une fleur !
Son parfum exotique
M'a troublé l'esprit.

LA COUSINE et LES PARENTS
Il me l'a offert, à moi aussi,
Mais j'ai répondu, je n'en veux pas !

LA MÈRE et LES AMIES
Il est beau, on dirait un roi !
Je n'aurais pas répondu non,
Je ne dirais jamais non !

SHARPLESS
Je n'ai jamais vu
Fille plus belle que cette Butterfly
Et si vous prenez à la légère
Ce contrat et son serment...

LA COUSINE et LES PARENTS
Sans aller chercher bien loin
J'en trouverai beaucoup de mieux
Et je lui dirai un beau non !

LA MÈRE et LES AMIES
Non, mes chères amies, je ne crois pas,
C'est vraiment un grand seigneur,
Et vous ne lui diriez pas non !

BUTTERFLY
Attention, écoutez-moi !

PINKERTON
Oui, c'est vrai, elle est une fleur, une fleur,
Et, ma foi, je l'ai cueillie !

SHARPLESS
... Prenez garde ! Elle y croit !

BUTTERFLY
Maman, viens ici.
Attention,

Courage,
Un, deux, trois
Et tous là-bas.
(Ils s'inclinent tous devant Pinkerton et Sharpless.
Pinkerton prend la main de Butterfly.)


PINKERTON
Viens, mon amour !
Les douceurs te plaisent ?

BUTTERFLY
Monsieur B. F. Pinkerton, pardon...
Je voudrais.. quelques objets de femme.

PINKERTON
Où sont-ils ?

BUTTERFLY
Tout est là.. Cela vous déplaît-il ?
(Petit à petit elle retire les objets de ses manches.)

PINKERTON
Oh ! pourquoi pas, Ma belle Butterfly?

BUTTERFLY
Des mouchoirs. La pipe.
Une ceinture. Un fermoir.
Une glace. Un éventail.

PINKERTON
Ce petit flacon ?

BUTTERFLY
Un flacon de teinture.

PINKERTON
Fi donc !

BUTTERFLY
Ne vous plaît-il pas ?
(Elle le jette.)
Qu'il disparaisse !

PINKERTON
ET ceci ?

BUTTERFLY
C'est chose sacrée et m'appartenant.

PINKERTON
Et ne peut-on pas voir ?

BUTTERFLY
Il y a beaucoup de monde.
Pardonnez-moi.

GORO (chuchotant à Pinkerton)
C'est un cadeau du Mikado à son père...
Avec l'ordre...
(Il fait le geste de s'ouvrir le ventre.)

PINKERTON
Et...son père ?

GORO
Il a obéi.

BUTTERFLY
(enlevent de ses manches quelques statuettes)
Les Ottokés.

PINKERTON
Ces poupées ? Avez-vous dit ?

BUTTERFLY
Ce sont les âmes des ancêtres.

PINKERTON
Oh ! mon respect.

BUTTERFLY
Hier, je suis montée
Toute seule en secret à la Mission.
Avec ma vie nouvelle,
Je puis adopter une nouvelle religion.
L'oncle Bonze ne le sait pas.
Mes parents non plus.
Je suis mon destin,
Pleine d'humilité.
Au Dieu du Seigneur Pinkerton,
Je m'incline.
Ne dépenserais-je que cent yens,
Je vivrais
Avec beaucoup d'économie ;
Et, pour vous rendre heureux,
Je pourrais presque oublier ma famille.
Et celles-ci : dehors.
Mon amour !

GORO
Silence !

LE COMMISSAIRE IMPÉRIAL
Il est accordé au nommé
Benjamin Franklin Pinkerton,
Lieutenant à bord de la canonnière « Lincoln »,

De la marine des États-Unis
D'Amérique du Nord,
Et à la demoiselle Butterfly,
Du quartier d'Omara, Nagasaki,
De s'unir en mariage
par le droit,
Le premier de sa propre volonté,
Et elle avec l'accord des parents,
ici témoins de l'acte.

GORO (avec cérémonie)
L'époux.
Puis l'épouse.
La formalité est remplie.

LES AMIES
Madame Butterfly.

BUTTERFLY
Madame B. F. Pinkerton.

LE COMMISSAIRE IMPÉRIAL
Mes meilleurs vœux.

PINKERTON
Mes remerciements.

LE COMMISSAIRE IMPÉRIAL
Monsieur le Consul descend ?

SHARPLESS
Je vous accompagne.
(à Pinkerton)
Demain nous nous reverrons.

PINKERTON
J'ose l'espérer.
L'OFFICIER
Postérité.

PINKERTON
Je le prouverai.

SHARPLESS (en partant, à Pinkerton)
Mais attention.
(Sharpless, l'Officier et le Commissaire s'en vont.)

PINKERTON (à part)
Et nous voici en famille.
Partons au plus vite - de façon honnête.
A toi marmot.
(Il lève son propre verre.)
Hip ! Hip !

LES PARENTS
Oh Kami ! Oh Kami !

PINKERTON
Et buvons aux nouveaux époux.
(Tout d'un coup, apparaît un étrange personnage.
C'est l'oncle Bonze, qui s'avance furibond. Il étend
ses mains vers Butterfly et la menace.)


LE BONZE
Cho-Cho-San. Abomination !

BUTTERFLY et LES PARENTS
L'oncle Bonze !

GORO
Que cherche-t-il donc ici ?
Ce n'est guère l'endroit.
Pour crier et gesticuler de la sorte.

LE BONZE
Cho-Cho-San ! Qu'as-tu fait
À la Mission ?

TOUS
Réponds, Cho-Cho-San.

PINKERTON
Que nous veut ce fou ?

LE BONZE
Réponds, qu'as-tu fait ?
Comme tu as les yeux secs
Ce sont donc les fruits ?
Elle nous a tous reniés.

TOUS
Hou ! Cho-Cho-San !

LE BONZE
Je te dis que tu as renié
Le culte antique de tes ancêtres.

TOUS
Hou ! Cho-Cho-San !

LE BONZE
Kami sarundasico !
Que ton âme soit vouée
Au supplice imminent !

PINKERTON
Assez, taisez-vous !

LE BONZE
Venez tous,
Partons !
Tu nous a reniés et nous
Te renions !

PINKERTON
Partez vite. Pas de vacarme chez moi
Et pas de bonzeries.
Parents et amies !

TOUS (disparaissant)
Hou ! Cho-Cho-San ! Kami sarundasico !
Hou ! Cho-Cho-San ! Nous te renions !

PINKERTON
Mon enfant, mon enfant,
Ne pleure pas.

LES PARENTS (de loin)
Hou ! Cho-Cho-San !

BUTTERFLY
Ils hurlent encore.

PINKERTON
Toute ta tribu
Et tous les bonzes du Japon.
Ne valent pas
Les pleurs de ces yeux chers et jolis.

BUTTERFLY
Est-ce vrai ? Je ne pleure plus.
Je suis presque indifférente
D'être répudiée.
Vos paroles si douces
Me vont au cœur.
(Elle se baisse pour baiser la main de Pinkerton.)

PINKERTON
Que fais-tu ? La main ?

BUTTERFLY
On m'a dit
Que là-bas,
Chez les gens nobles,
C'est le signe d'un grand respect.

SUZUKI (de l'intérieur)
Izagi, Izanami sarundasico,
Kami, Izagi,
Izanami sarundasico, Kami.

PINKERTON
Qu'est-ce qui gronde au dedans ?

BUTTERFLY
C'est Suzuki
Qui fait sa prière du soir.

PINKERTON
La nuit approche.

BUTTERFLY
C'est l'ombre et la quiétude.

PINKERTON
Et tu es ici seule.

BUTTERFLY
Seule et reniée !
Reniée et heureuse !

PINKERTON
(frappe les mains et les valets viennent.)
Voulez-vous fermer.

BUTTERFLY
Oui, oui, nous sommes tout seuls...
Et tout le monde est parti.

PINKERTON
Et le Bonze furibond.

BUTTERFLY
Suzuki, mes vêtements.
(Suzuki cherche dans un coffre et donne à Butterfly
ses vêtements de nuit.)


SUZUKI
Bonne nuit.

BUTTERFLY
Il me tarde de quitter
Ma robe de cérémonie.
L'épouse
Avec sourire
Se vête de candeur...
L'époux la regarde.

Puis-je me soustraire,
J'ai tant de rougeur.
Et malgré la voix qui
Me maudit
Butterfly... reniée,
Reniée et heureuse.

PINKERTON
On dirait un petit oiseau
Qui défait ses nœuds.
Penser que ce jouet est ma femme.
Si je recherche la forme
Je reconnais combien.
De cette gracieuse femme
Il suffit d'un sourire,
Pour qu'un désir ardent m'enflamme.
(Pinkerton s'approche de Butterfly, qui a fini de faire
sa toilette de nuit.)
Enfant aux yeux ensorceleurs,
Tu es à présent mienne.
Tu es vêtue du lys.
Ta tresse brune me plaît,
Dans tes voiles candides.

BUTTERFLY
Je suis la petite déesse,
La déesse de la lune,
Qui descend du ciel,
La nuit.

PINKERTON
Et qui séduit les cœurs...

BUTTERFLY
... Et les entortille
Dans son blanc manteau.
Et les dirige vers son nid pour les bercer,
Et leur ouvrir son grand royaume.

PINKERTON
Mais jusqu'à présent tu ne m'as pas dit
Que tu m'aimes.
La déesse sait dire ces choses
Qui calment le désir ardent ?

BUTTERFLY
Oui, certes.
Mais elle ne veut pas le dire,
De peur qu'elle vienne à mourir.

PINKERTON
Peur inutile,
L'amour ne tue pas.
Mais donne vie et sourire,
Pour les joies célestes,
Que je trouve
Dans tes beaux yeux.

BUTTERFLY
A présent,
Vous êtes pour moi l'œil du firmament.
Et vous m'avez plu depuis le premier moment
Que je vous ai vu.
Vous êtes grand, fort,
Vous riez si franchement
Et dites des choses
Que je n'ai jamais entendues.
A présent je suis contente.

Vous me voulez du bien, un petit bien.,
Un bien d'enfant
Qui me convient.
Nous sommes des gens habitués
Aux petites choses
Humbles et silencieuses,
A une tendresse
Légère et cependant profonde
Comme le ciel, comme l'onde de la mer.

PINKERTON
Donne-moi tes mains
Que je les baise,
Ma Butterfly... !
Comme on t'a bien nommée,
Papillon charmant.

BUTTERFLY
On dit outre-mer
Que si un papillon tombe
Dans les mains d'un homme,
On le perce
D'une épingle.

PINKERTON
Il y a un peu de vrai.
Et sais-tu pourquoi ?
Pour qu'il ne s'échappe plus.
Je t'ai attrapée ;
Palpitante, je te serre ;
Tu es à moi.

BUTTERFLY
Oui, pour la vie.

PINKERTON
Viens, viens.
Loin de l'âme en peine,
La peur angoissante.
C'est le moment où tout repose.
Regarde : la nuit est sereine ;
Viens, tu es à moi !

BUTTERFLY
Douce nuit. Combien d'étoiles !
Je ne les vis jamais aussi belles.
Chaque étincelle tremble, brille,
Avec la lueur d'une prunelle.
Oh, combien d'yeux attentifs
Fixent et regardent partout,
Loin vers le firmament, la plage, la mer.
Combien de regards enflammés
D'ineffable langueur !
Tout extasié d'amour,
Le ciel sourit...

DEUXIÈME ACTE

L'intérieur de la maison de Butterfly
(Suzuki prie, pelotonnée devant l'image de Bouddha :
la cloche de la prière sonne de temps en temps.
Butterfly est debout et immobile près d'un paravent.)


SUZUKI
Izaghi, Izanami,
Sarundasico, Kami.
Oh ! ma tête !
Et toi, Ten Sjoo-daj,

Faites que Butterfly
Ne pleure plus, plus jamais.

BUTTERFLY
Les dieux japonais sont
Paresseux et obèses.
Je suis certaine
Que le Dieu américain
Répond bien plus vite
A celui qui l'implore.
Mais je crains qu'il ignore
Que nous sommes ici.
Suzuki,
La misère est-elle loin ?
(Suzuki ouvre un coffret dans lequel elle cherche de
l'argent, puis elle revient auprès de Butterfly et lui
montre quelques pièces.)


SUZUKI
C'est tout ce qui nous reste.

BUTTERFLY
C'est tout ! Oh, les dépenses sont élevées !

SUZUKI
S'il ne revient pas et vite,
Nous nous trouverons dans l'embarras.

BUTTERFLY
Mais il revient.

SUZUKI
Il reviendra ?

BUTTERFLY
Pourquoi décide-t-il
Que le Consul pourvoie à la location. ?
Réponds !
Pourquoi a-t-il pris soin de faire poser
A la maison des serrures,
S'il avait l'intention de ne plus revenir ?

SUZUKI
Je ne le sais pas.

BUTTERFLY
Tu ne le sais pas ?
Je te le dis :
Pour bien tenir dehors
Moustiques et parents,
Et garder à l'intérieur,
Jalousement,
Son épouse Butterfly.

SUZUKI
On n'a jamais entendu
Un mari étranger
Revenir au nid.

BUTTERFLY
Tais-toi ou je te tue.
La dernière matinée avant son départ,
« Dois-je vous attendre, Seigneur ?»
Lui ai-je demandé.
Lui, le cœur gros,
Pour calmer ma peine,
Répondit, souriant :
« Oh, Butterfly,
Ma petite femme,

Je reviendrai avec les roses,
A la saison sereine,
Lorsque le rouge-gorge
Fera sa nichée. »
Il reviendra.

SUZUKI
Espérons-le.

BUTTERFLY
Dis comme moi.
Il reviendra.

SUZUKI
Il reviendra.

BUTTERFLY
Tu pleures, pourquoi ?
La foi te manque !
Écoute :
Un beau jour,
Nous verrons une fumée
Se lever aux confins de la mer.
Et puis le navire apparaît.
Et puis le navire est blanc.
Il entre dans le port.
Tonne son salut.
Regarde donc ! Il arrive,
Je n'ose pas aller à sa rencontre.
Mais non, je reste là,
Au bord de la colline,
Et j'attends longtemps.
Cette attente
Ne me semble pas longue.

On peut distinguer
Dans la foule,
Un homme
Qui gravit. la colline.
Qui est-il ? Qui est-il ?
Et comme il arrive,
Que dit-il ? Que dit-il ?
Il appellera de loin, « Butterfly !»
Sans y répondre, je resterai cachée.
Un peu par plaisanterie,
Un peu pour ne pas mourir
A la première rencontre ;
Et lui, chagriné,
Clamera :
« Ma petite femme
Au parfum de verveine !» -
Doux noms qu'il avait l'habitude
De me donner.
Tout ceci arrivera,
Je te le promets.
Sois sans peur.
Avec une confiance sûre,
Je l'attends.
(Elle congédie Suzuki, qui sort. Dans le jardin
paraissent Sharpless et Goro.)


GORO
Elle est là. Entrez.

SHARPLESS
Je demande pardon. Madame Butterfly.

BUTTERFLY
Madame Pinkerton, je vous prie.
(Elle se retourne.)

Oh mon cher Consul !
Monsieur le Consul !

SHARPLESS
Vous me reconnaissez ?

BUTTERFLY
Soyez le bienvenu dans cette maison américaine.

SHARPLESS
Merci

BUTTERFLY
Votre famille, tous bien ?

SHARPLESS
Je l'espère.

BUTTERFLY
Vous fumez ?
(Elle fait signe à Suzuki de préparer la pipe.)

SHARPLESS
Merci. J'ai ici...

BUTTERFLY
Seigneur, je vois le ciel rayonner.

SHARPLESS
Merci. J'ai...

BUTTERFLY
Préférez-vous, peut-être, une cigarette américaine ?

SHARPLESS
Mais merci. Je dois vous montrer...

BUTTERFLY (offrant une allumette)
A vous.

SHARPLESS
Benjamin Franklin Pinkerton m'a écrit...

BUTTERFLY
Est-ce vrai ? Sa santé ?

SHARPLESS
Parfaite.

BUTTERFLY
Je suis la femme la plus heureuse du Japon.
Puis-je vous poser une demande ?

SHARPLESS
Certainement.

BUTTERFLY
Quand les rouges-gorges
Font-ils leur nid, en Amérique ?

SHARPLESS
Que dites-vous ?

BUTTERFLY
Oui, est-ce avant ou plus tard qu'ici ?

SHARPLESS
Mais... pourquoi ?

BUTTERFLY
Mon mari m'a promis
De revenir à la saison heureuse
A laquelle je rouge-gorge fait son nid.
Ici, il l'a bien refait
Trois fois, mais il se peut.
Que là-bas cela soit moins fréquent.
Qui se moque ?
Oh, le Nakodo,
C'est un méchant.

GORO
J'ose...

BUTTERFLY
Silence.
(à Sharpless)
Il a osé...
Non, d'abord répondez à ma question.

SHARPLESS
Je regrette, mais j'ignore...
Je ne suis pas ferré en ornithologie.

BUTTERFLY
L'orni...

SHARPLESS
... thologie.

BUTTERFLY
En somme vous ne le savez pas.

SHARPLESS
Non. Nous disions...

BUTTERFLY
Ah, oui... Goro,
A peine B. F. Pinkerton fut-il parti
Qu'il est venu
Me proposer et
Avec cadeaux tel
Ou tel autre mari
En. me promettant des trésors,
Pour un imbécile qui m'importune.

GORO
Le riche Yamadori.
Elle est pauvre.
Ses parents
L'ont tous reniée.
(Au delà de la terrasse on voit approcher le Prince
Yamadori sur une litière, entouré de ses serviteurs.)


BUTTERFLY
Le voici. Attention..
Encore Yamadori...
Aucun chagrin
D'amour ne vous déçoit.
Vous coupez-vous encore les veines
Si je vous refuse un baiser ?

YAMADORI
Parmi les choses les plus cruelles
Il n'est pire que de soupirer.

BUTTERFLY
Vous avez quitté tellement de belles
Que vous devez vous y habituer.

YAMADORI
Je les ai épousées toutes
Et le divorce m'en libéra.

BUTTERFLY
Belle avance.

YAMADORI
A vous cependant
Je jurerai constante fidélité.

SHARPLESS
Je crains beaucoup que je ne réussisse pas
A transmettre mon message.

GORO
Terres, serfs, or,
Un palais princier à Omara.

BUTTERFLY
Par ma foi, je suis liée.

GORO et YAMADORI (à Sharpless)
Elle se croit encore mariée.

BUTTERFLY
Je ne le crois pas : je le suis, je le suis.

GORO
Mais, la loi...

BUTTERFLY
Moi, je ne la connais pas.

GORO
... Pour la femme, l'abandon
Vaut un divorce.

BUTTERFLY
C'est la loi japonaise,
Mais non celle de mon pays.

GORO
Lequel ?

BUTTERFLY
Les États-Unis.

SHARPLESS
Oh ! la malheureuse !

BUTTERFLY
Chez vous, on sait ouvrir la porte,
Et chasser la femme ; cela veut
Dire ici divorcer.
Mais en Amérique,
Ce n'est pas ainsi.
(à Sharpless)
N'est-ce pas ?

SHARPLESS
Oui...pourtant...

BUTTERFLY
Là, un brave juge,
Sérieux, dit au mari :

« Pour quelle raison
Voulez-vous rompre ?»
« J'en ai assez
Du mariage.
Et le magistrat :
« Ah, misérable,
vite en prison. »
Suzuki, le thé.

YAMADORI
Eh bien ?

SHARPLESS
J'ai vraiment pitié
Pour tant d'aveuglement.

GORO
Le bateau de Pinkerton
Est déjà signalé.

YAMADORI
Quand le verra-t-elle...

SHARPLESS
Il ne veut point se montrer.
Je viens précisément lui transmettre
Cette triste nouvelle, j'ai ici une lettre...

BUTTERFLY
Votre Grâce permet...
Les fâcheux personnages !

YAMADORI
Adieu. Je vous laisse,
Le cœur plein de douleur.
Mais j'espère encore...

BUTTERFLY
Si vous voulez.

YAMADORI
Ah ! si vous vouliez...

BUTTERFLY
Le malheur, c'est que je ne veux pas...
(Yamadori et Goro s'éloignent.)

SHARPLESS
A présent., à nous deux.
Approchez.
Voulez-vous lire avec moi
Cette lettre.

BUTTERFLY
Donnez !
(Elle prend la lettre, l'embrasse et la presse sur son
cœur)

Sur la bouche, sur le cœur...
Vous êtes le meilleur homme du monde.
Commencez.

SHARPLESS
« Ami, vous chercherez
Cette fleur de jeunesse... »
BUTTEFLY
Il dit vraiment cela ?

SHARPLESS
Oui, il dit cela
Mais si à tout moment...

BUTTERFLY
Je me tais, je me tais,
Je ne dirai plus rien.

SHARPLESS
« De ces jours heureux
Trois années sont passées... »

BUTTERFLY
Même lui les a comptées.

SHARPLESS
« Et peut-être Butterfly
Ne se souvient plus de moi. »

BUTTERFLY
Je ne m'en souviens pas ?
Suzuki, dis-le.
« Elle ne se souvient plus de moi. »

SHARPLESS
(Patience !)
« Si elle m'aime encore,
Si pourtant elle attend mon retour... »

BUTTERFLY
Oh ! les douces paroles !
Sois bénie !

SHARPLESS
« Alors je vous demande qu'avec prudence,
Vous la prépariez... »

BUTTERFLY
Il revient...

SHARPLESS
« ...Au coup... »

BUTTERFLY
Quand ? Vite ! Vite !

SHARPLESS (à part)
(Très bien,
Ici, il convient de la modifier...
Quel diable, que ce Pinkerton !)
(à Butterfly)
Et bien, que feriez-vous,
Madame Butterfly,
S'il ne devait.
Jamais revenir ?

BUTTERFLY
Je pourrais faire deux choses :
Ou bien reprendre, comme autrefois,
Mon chant, pour divertir le public,
Ou, bien mieux, mourir.

SHARPLESS
J'éprouve de la douleur
A dissiper un mirage trompeur.
Accueillez la proposition
Du riche Prince Yamadori.

BUTTERFLY
Vous, Seigneur, vous osez me dire cela ?

SHARPLESS
Mon Dieu que dois-je faire ?

BUTTERFLY
Viens, Suzuki, vite, vite,
Car Sa Grâce se retire.

SHARPLESS
Vous me chassez ?

BUTTERFLY
Je vous prie,
Je ne saurais insister.

SHARPLESS
J'ai été brutal,
Je ne le nie pas.

BUTTERFLY
Oh ! vous me faites tant de mal,
Tant de mal, tant de mal !
Rien, rien.
J'ai cru mourir. Mais cela passe vite.
Comme les nuages sur la mer.
Ah ! Il m'a oubliée ?
(Butterfly sort et revient en tenant son entant qu'elle
montre à Sharpless.)
Et celui-ci ? Et celui-ci ?
Dites aussi qu'il pourra l'abandonner ?...

SHARPLESS
Est-ce son fils ?

BUTTERFLY
A-t-on jamais vu
Un enfant du Japon
Avec des yeux d'azur,
Et ces lèvres ? Et ces boucles blondes ?

SHARPLESS
C'est évident. Et... Pinkerton le sait-il ?

BUTTERFLY
Non. Il est né,
Lorsqu'il était déjà
Dans son grand pays.
Mais vous lui écrirez
Qu'un fils
Attend son père ;
Et pouvez-vous douter qu'il ne
S'empresse par la terre
Et par la mer !
Sais-tu ce que ce monsieur
A eu le cœur de penser ?
Que ta mère devrait
Te prendre dans ses bras
Et, dans la pluie et levent,
S'en aller par la ville
Pour te gagner
ton pain et tes vêtements.
Et qu'elle tendrait vers les gens
Apitoyés sa main tremblante
En criant : « Ecoutez, écoutez
Ma triste chanson !
La charité pour une pauvre mère,
Ayez pitié !»
Et que Butterfly, affreux destin,
Danserait pour toi

Et que comme jadis
La geisha chanterait !
Et sa chanson joyeuse et gaie
Finirait dans un sanglot !
Ah ! non, non, jamais !
Ce métier
Qui mène au déshonneur !
Morte ! Morte ! Jamais plus je ne danserai !
Je préfère encore abréger ma vie !
Ah ! morte !

SHARPLESS (à part)
Quelle pitié.
(à Butterfly)
Le jour tombé, je me retire.
Vous me pardonnez.

BUTTERFLY
Donne ta main.

SHARPLESS
Les beaux cheveux blonds !
Comment te nomme-t-on ?

BUTTERFLY
Réponds :
Aujourd'hui mon nom est Douleur.
Dites cependant au père que, le jour
De son retour,
Je m'appellerai
Joie.

SHARPLESS
Ton père le saura, je te le promets.
(Il sort rapidement)

SUZUKI (criant du dehors)
Guêpe ! Crapaud maudit !
(Elle entre, poussant violemment Goro.)

BUTTERFLY
Qu'y a-t-il ?

SUZUKI
Il rôde autour de nous,
Le vampire ! Et chaque jour,
Aux quatre vents,
Répand le bruit que nul ne sait
Qui est le père de l'enfant !

GORO
Je dis seulement
Que vos parents
N'ont aucune pitié ;
Cet enfant n'a pas
De père. Il est vain d'espérer...

BUTTERFLY
Ah ! tu mens ! tu mens !
Dis-le encore et je te tue !

SUZUKI
Non

BUTTERFLY
Va-t-en.
Tu verras, mon petit amour,
Ma peine et mon réconfort,
Mon petit amour,
Ah ! tu verras que ton vengeur

Nous portera au loin,
Dans son pays... nous portera au loin.
(On entend un coup de canon.)

SUZUKI
Le canon du port !
Un navire de guerre.

BUTTERFLY
Blanc... blanc... le bateau américain
Brodé d'étoilés. Il manœuvre
Pour jeter l'ancre.
(Elle prend une longue-vue.)
Guide-moi la main
Pour que je lise le nom.
Le voici :
Abraham Lincoln.
Tous ont menti, tous, tous...
Moi seule, je savais,
Moi qui l'aime.
Je vois le grand imbécile
Ton doute !
Il arrive à point.
Mon amour triomphe
Et ma foi est entière.
Chacun me disait :
Pleure et oublie.
Il revient et il m'aime.
Secoue ces branches de censier
Et couvre-moi de fleurs.
Je veux plonger
Dans cette pluie odorante
Mon front brûlant !

SUZUKI
Soyez calme : ces pleurs...

BUTTERFLY
Non : je ris, je ris. Combien
De temps devrons-nous attendre ?
Que penses-tu ? Une heure ?

SUZUKI
Davantage.

BUTTERFLY
Certainement plus. Deux heures peut-être.
Va chercher des fleurs. Que tout
Soit fleuri ici, comme la nuit
est étoilée. Dépouille tout le jardin
De ses fleurs, comme un vent l'aurait fait.

SUZUKI
Toutes les fleurs ?

BUTTERFLY
Toutes les fleurs ! Toutes, toutes !
Fleurs de pêcher, violette, jasmin.,
Tout ce qui fleurit
Comme buisson, herbe ou arbre.

SUZUKI
Le jardin n'aura plus
Qu'un aspect d'hiver.

BUTTERFLY
Je voudrais
Que l'on sente ici le printemps.

SUZUKI
Le jardin n'aura plus
Qu'un aspect d'hiver.
Voici, Madame.

BUTTERFLY
Cueilles-en encore !

SUZUKI
Vous êtes venue
Souvent à cette place,
Regarder au loin et pleurant.

BUTTERFLY
J'ai donné à ces terres mes larmes ;
Elles me doivent
Bien leurs fleurs.
Toute la bordure a été enlevée.

SUZUKI
C'est tout.

BUTTERFLY
C'est tout ?
Approche, aide moi.

SUZUKI
De roses parsemons le seuil de la porte.

BUTTERFLY
Oui, que le printemps répande ici
Sa profusion de fleurs et de parfums.

BUTTERFLY et SUZUKI
Semons I'avril alentour.
SUZUKI
Lys ? Violettes ?

BUTTERFLY
Que son banc soit orné de guirlandes
De liserons, tout orné de guirlandes.
Répands alentour des lys et des violettes !

BUTTERFLY et SUZUKI
Jetons à pleines mains
Violettes et tubéreuses
Corolles de verveine.
Pétales de chaque fleur.

BUTTERFLY
Viens décorer.
Non, apporte-moi d'abord l'enfant.
Hélas, je ne suis plus belle !
J'ai eu trop de soupirs
Et mon œil a regardé
Au loin trop fixement.
Mets-moi sur le visage
Un peu de carmin.
Et même à toi, mon petit.
Pour que la veillée
ne te fasse pas
Les joues pâles.

SUZUKI
Ne bougez pas
Pour que j'arrange vos cheveux.

BUTTERFLY
Que diront à présent les parents
Et que dira l'oncle Bonze.

Quel bavardage feront en cœur
Les commères avec Goro,
De mon malheur ils étaient déjà tous contents.
Et Yamadori avec ses soupirs,
Les ingrats bafoués et bernés.

SUZUKI
C'est fait.

BUTTERFLY
L'obi que j'ai mis pour mon mariage,
Donne-le que je le mette.
Je veux qu'il me voit porter
Les effets du premier jour !
Et un coquelicot rouge
Sur les cheveux. Comme ceci.
Dans les volets nous ferons trois petits trous
Pour regarder.
Et attendrons silencieux comme
Des petites souris.
(Butterfly emmène le petit près du shosi dans lequel
elle fait trois trous ; Suzuki s'accroupit et regarde à
l'extérieur. Butterfly se met devant le trou le plus haut
par lequel elle regarde, et elle reste, immobile comme
une statue. Le petit garçon est entre la mère et Suzuki
et il regarde dehors avec curiosité. Il fait nuit. Les
rayons de lune éclairent le shosi de l'extérieur. On
entend dans le lointain des voix qui chantent à bouche
fermée.)


Chœur à bouche fermée

C'est l'aube. Butterfly toujours immobile regarde à
l'extérieur. Le petit et Suzuki dorment. Les voix des
marins - au loin depuis la baie.


LES VOIX DES MARINS (de loin)
Oh eh! Oh eh! Oh eh!

SUZUKI
C'est l'aube.
Cho-Cho-San !

BUTTERFLY
Il viendra en plein soleil.

SUZUKI
Montez vous reposer, vous êtes épuisée
Et si pâle. A son arrivée, je vous appellerai.

BUTTERFLY
Dors mon amour,
Dors sur mon cœur.
Tu es avec Dieu
Et moi avec ma douleur.
A toi les rayons
Des astres d'or.
Dors, mon trésor

SUZUKI
Pauvre Butterfly !

BUTTERFLY
Dors mon amour,
Dors sur mon cœur.

Tu es avec Dieu
Et moi avec ma douleur.

SUZUKI
Pauvre Butterfly !
Qui est-ce ?
Oh... !
(Pinkerton et Sharpless entrent.)

PINKERTON
Elle dort ? Ne la réveillez pas.

SUZUKI
Elle était tellement fatiguée.
Elle a attendu
Toute la nuit avec l'enfant.

PINKERTON
Comment le sut-elle ?

SUZUKI
Aucun bateau n'est arrivé
Dans le port, depuis trois ans,
Sans que Butterfly ne connaisse
La couleur et le drapeau.

SHARPLESS (à Pinkerton)
Je vous l'avais dit.

SUZUKI
Je l'appelle.

PINKERTON
Pas encore.

SUZUKI
Hier soir, vous voyez,
Elle a paré la chambre
De fleurs.

SHARPLESS
Je vous l'avait dit.

PINKERTON
Quelle douleur !

SUZUKI
Qui est là dans le jardin ?
Une femme.

PINKERTON
Silence.

SUZUKI
Qui est-ce ? Qui est-ce ?

SHARPLESS
Il vaut mieux tout dire.

SUZUKI
Qui est-ce ? Qui est-ce ?

PINKERTON
Elle est venue avec moi.

SUZUKI
Qui est-ce ? Qui est-ce ?

SHARPLESS
Sa femme !

SUZUKI
Âme sainte des aïeux.
Pour la petite
Le soleil s'est éteint !

SHARPLESS
Nous avons choisi
Cette heure matinale
Pour te trouver seule, Suzuki,
Et à cette grande épreuve
Nous cherchons avec toi une aide, un secours.

SUZUKI
Que puis-je ?

SHARPLESS
Je sais qu'à sa douleur
Il n'y a pas de réconfort !
Mais il convient d'assurer
Le sort de l'enfant.

PINKERTON
Oh ! l'amer parfum
De ces fleurs,
Comme du venin va droit à mon cœur.
La chambre de nos amours
N'a pas changé.

SHARPLESS
La personne
Qui n'ose entrer
Prendra un soin maternel
De l'enfant.

SUZUKI
Oh ! pauvre de moi !
Il me faut., à une mère,
Porter cette douleur.

SHARPLESS
Parle à cette femme charitable
Et conduis-la ici.
Même si Butterfly la voit,
Cela n'a pas d'importance.
Ce serait même mieux
Si elle comprenait la vérité en la voyant.
Viens, Suzuki, viens...

PINKERTON
Mais il règne une ambiance mortelle.
Mon portrait..
Trois années sont passées et
Elle a compté les jours
et les heures...
Je ne puis rester.
Sharpless, je vous
attends.

SHARPLESS
Ne vous l'avais-je pas dit ?

PINKERTON
Vous, portez-lui un secours quelconque.
Je suis rongé par le remords.

SHARPLESS
Je vous l'avais dit. Vous vous en souvenez ?
Lorsque je vous serrais la main

Je vous disais : attention.
Elle a confiance en vous.
J'étais alors prophète. Sourd aux conseils,
Sourd aux doutes,
Méprisable dans l'attente obstinée
Le cœur recueille tout...

PINKERTON
Oui, en un instant, je vois
Tout t'étendue de ma faute
Et je sens bien que ce tourment
Ne me laissera jamais aucun répit.
Non !

SHARPLESS
Allez.
Elle apprendra toute seule
La triste vérité.

PINKERTON
Adieu, paradis fleuri !
Lieu cher, adieu !
Son image à jamais,
Restera en moi sacrée.

SHARPLESS
Déjà ce cœur
Candide pressent... Je vous l'avais dit, etc.

PINKERTON
Adieu, asile fleuri !
Je ne puis te soutenir dans ton malheur.
Je fuis, je fuis, je suis misérable.

SHARPLESS
Allez, elle apprendra la triste vérité.
(Pinkerton sort rapidement. Suzuki revient du jardin
suivie de Kate.)

KATE
Vous le lui direz.

SUZUKI
Je le promets.

KATE
Et vous lui donnerez conseil,
D'avoir confiance en moi.

SUZUKI
Je le promets.

KATE
Je le considérerai comme mon fils.

SUZUKI
Je vous crois. Mais il faut que je sois
Toute seule auprès d'elle...
Dans cette épreuve.
Elle pleurera beaucoup.

BUTTERFLY
Suzuki, Suzuki ! Ou es-tu ?
Suzuki, Suzuki ! Ou es-tu ?

SUZUKI
Je suis ici...
Je priais et je mettais

de l'ordre... Non.... non....
Ne descendez pas...

BUTTERFLY
Il est ici, il est ici !
Où s'est-il caché ?
Il est ici, il est ici !
Voici le Consul !
Mais où ? Où ?
Il n'est. pas là !
Cette femme !
Que me veut-elle ?
Personne ne parle.
Pourquoi pleurez-vous ?
Non, ne me dites rien.. rien...
Je pourrais tomber morte sur le coup.
Toi, Suzuki, qui es si bonne,
Ne pleure pas !
Si tu m'aimes tant,
Un oui, un non, tout bas...
Il est vivant ?

SUZUKI
Oui.

BUTTERFLY
Mais il ne vient plus.
Ils te l'ont dit... !
Guêpe ! Veux-tu me répondre.

SUZUKI
Plus jamais.

BUTTERFLY
Mais il est arrivé hier ?

SUZUKI
Oui

BUTTERFLY
Cette femme blonde m'effraie.
Qui peut l'envoyer vers moi ?
Que me veut-elle ?

SHARPLESS
Elle est la cause innocente
De votre malheur.
Pardonnez-lui.

BUTTERFLY
Ah ! C'est sa femme !
C'est donc la fin !
Pour moi tout est terminé ! Oh !

SHARPLESS
Courage !

BUTTERFLY
Ils veulent tout me prendre!
Mon fils !

SHARPLESS
Faites ce sacrifice pour son bien.

BUTTERFLY
Ah ! malheureuse mère !
Renoncer... à son propre sang,
C'est lui le maître, il décide,
Mon lot est la soumission !

KATE
Pouvez-vous me pardonner, Butterfly !

BUTTERFLY
Sous le grand pont du ciel
Il n'existe pas de femme plus heureuse que vous.
Soyez-le toujours
Et ne vous attristez pas pour moi.

KATE
Pauvre petite.

SHARPLESS
Immense pitié !

KATE
Donnera-t-elle le fils ?

BUTTERFLY
A lui je pourrais le donner
S'il venait le chercher.
Dans une demi-heure
Montez la colline...

SUZUKI
Ce petit cœur se débat
Comme l'aile d'un oiseau.

BUTTERFLY
Trop de lumière au dehors
Et trop de fleurs.
Ferme.
Que fait l'enfant ?

SUZUKI
Il joue. Dois-je l'appeler ?

BUTTERFLY
Laisse-le jouer.
Va lui tenir compagnie.

SUZUKI
Je reste avec vous.

BUTTERFLY
Va-t-en. Je l'ordonne.
(Suzuki quitte la pièce en larmes. Butterfly allume une
flamme devant les reliques, prend le poignard,
l'effleure de ses lèvres. Elle lit l'inscription gravée sur le
manche.)

« Celui qui ne peut survivre à l'honneur.
Meurt avec honneur. »
(Elle appuie le couteau contre sa gorge. La porte
s'ouvre et on voit le bras de Suzuki qui pousse le petit
garçon vers sa mère. Butterfly laisse tomber le
couteau, se précipite vers l'enfant, le serre dans ses
bras et l'embrasse à l'étouffer.)

Toi, toi,
Petit dieu,
Mon amour,
Fleur de lys et de rose,
Que tu ne le saches jamais, mais c'est pour toi,
Pour tes yeux purs
Que meurt Butterfly.
Afin que tu puisses
T'en aller au-delà des mers,
Sans être tourmenté,
Quand tu seras grand,

Par l'abandon de ta mère.
O toi qui es descendu vers moi depuis
Le trône du Paradis, là-haut,
Regarde bien,
De tous tes yeux, le visage de ta mère,
Afin d'en conserver l'image.
Regarde bien !
Mon amour, adieu, adieu !
Mon petit amour !
Va, joue, joue !
(Elle prend le petit, le pose sur une natte, lui met dans
les mains le petit drapeau américain et une poupée et
l'invite à s'amuser avec pendant qu'elle lui bande
doucement les yeux. Puis elle saisit le couteau et
disparaît derrière le paravent. On voit ensuite Butterfly
se pencher au dehors du paravent et se diriger à tâtons
vers le petit. Le grand voile blanc lui entoure le cou :
elle se traîne vers son fils et tombe à côté de lui.)


VOIX DE PINKERTON
Butterfly ! Butterfly ! Butterfly !
(Pinkerton et Sharpless se précipitent dans la pièce; ils
courent auprès de Butterfly qui leur montre faiblement
le petit garçon et meurt. Pinkerton s'agenouille tandis
que Sharpless emporte le petit.)


FIN
 

 

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